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homme qui ne sait pas manger. » Le premier mouvement est stupide. L'hom-
me supportable est celui qui se retient de violence. Cela se lit dans les traits,
dans l'attitude, dans ce qu'on nomme si bien les manières. Le courage même
consiste à différer la violence, ce qui est la conduire, et non s'y livrer.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 169
Finalement c'est l'intelligence qui est en jeu, l'intelligence dont le signe le plus
clair est ce geste qui refuse de prendre. Si les violents pouvaient être
intelligents, ils auraient tout, ils pourraient tout. Mais comme il faut choisir, et
parce que le recours à la force rend stupide, il y a beau temps que les violents
sont menés par les négociateurs ; les replis, les détours, les hésitations, les
atermoiements, au cours de cette victoire inévitable de ceux qui savent
composer, c'est ce qui fait le tissu de l'histoire. Ces réflexions me venaient
comme je relisais les mémoires du fameux cardinal de Retz, qui fut en son
temps une sorte de roi de Paris. Comme il décrit merveilleusement, et dans le
style peut-être le plus beau qu'on ait vu, cette variété de bonshommes qui
allaient combattant et négociant entre la Fronde et la Cour, on croit les voir, et
l'on se met successivement dans la place de chacun. Il y avait péril de mort au
voisinage de Monsieur le Prince, le héros qui n'avait point du tout de
patience ; mais aussi était-il dupe presque toujours. Et quant aux autres,
quoique presque tous braves, il est admirable de voir comme ils raisonnaient,
concédaient, persuadaient. Cette guerre civile consistait premièrement en
réunions et discours. Et ceux qui, au lieu de parler, auraient voulu se jeter et
en finir, se trouvaient aussitôt paralysés plutôt que battus, sans espace aucun
dans cette foule de boutiquiers, de parlementaires et de mendiants, où la
violence ne faisait que des balancements. Mais essayez de battre la mer, vous
aurez l'idée de ce que peut un brave dans les affaires réelles, si serrées, si
inertes, si aveugles. À quoi bon faire peur, si les gens ne peuvent même pas
s'enfuir ?
Vous savez quel fut le vainqueur. Ce fut Mazarin, dont Retz nous dit qu'il
aimait tant la négociation qu'il ne l'interrompait jamais, même à l'égard de ses
ennemis les plus déclarés. Or, si je veux comprendre un peu cet esprit si
retranché en lui-même, il faut que je reprenne ce que j'avançais tout à l'heure,
à savoir qu'il n'y a que la négociation qui entretienne l'esprit ; d'où j'aperçois
que celui qui a longtemps méprisé de négocier finit par ne savoir plus
négocier au moment qui arrive inévitablement où il faut traiter. Je comprends
qu'un habile homme ait horreur de la colère en lui, et craigne fort sa propre
puissance ; c'est qu'à forcer il désapprendra de pénétrer. Et c'est par cette loi,
cachée à l'intérieur de chacun, que le vainqueur défait sa propre victoire et que
le maître tombe esclave de l'esclave. Ce grand balancement a donné lieu à
cette croyance populaire que Dieu se plait à humilier les superbes. Dans le fait
et si l'on saisit bien la forme humaine, le geste humain, et le lien des deux aux
pensées, on aperçoit que le superbe est humilié par son geste même, et non pas
demain, mais dans le moment où il se livre au bonheur de pouvoir. Et c'est un
des beaux attributs de l'homme d'être ainsi guetté par sa propre bêtise, qui ne
le manque jamais. N'allez-vous point penser maintenant que tout tyran qui
dure doit négocier par amour de négocier, et comme par une gymnastique de
son vrai pouvoir ? Les exemples qui vous viendront à l'esprit vous donneront à
comprendre que la force ne règle jamais rien. Et sur cette sorte d'axiome se
fonde le droit réel, ou, pour parler autrement, la République réelle, seule partie
viable de n'importe quelle constitution.
1er août 1934.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 170
Esquisses de l homme (1927), 4e édition, 1938
LXXIX
Fous
2 juillet 1921.
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Quand je lis quelque étude sur les fous, ou quand j'ai la mauvaise chance
d'en rencontrer un, je dois effacer d'abord des apparences terribles ou ridi-
cules, et retrouver l'homme. Or ce n'est pas difficile, dès que l'on a assez
considéré l'incohérence et la faiblesse de nos rêveries errantes ; dont nos rêves
témoignent assez. Mais le propre de l'homme raisonnable est de surmonter et
en quelque sorte, de mépriser ces improvisations mécaniques ; il n'y fait pas
seulement attention. Descartes osait dire qu'il s'était, par sagesse suivie,
délivré des rêves absurdes et effrayants ; là-dessus je ne nie point ; je n'aper-
çois pas de limites à cette fonction de police que la volonté exerce sur le
corps ; mais je crois plutôt que Descartes ne donnait pas trop audience au
souvenir de ses rêves, et qu'il se refusait surtout à se les représenter à lui-
même selon l'art du comédien ; par ce moyen il les effaçait ; il les laissait dans
les limbes du réveil, où ils prennent naissance ; il se gardait de leur donner
forme et corps par mimique et incantation selon la méthode des convulsion-
naires. Qui n'adore point ses rêves n'a point de rêves. Et la méthode
d'exorcisme cherche naïvement, mais non point sottement, des gestes et des
paroles qui puissent effacer les apparitions.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 171
Revenant donc aux fous, quoique ce propos ne soit pas agréable à suivre,
je dirais que le cours mécanique des pensées n'est point très différent en eux
de ce qu'il est en chacun ; seulement en eux le mécanisme règne, par l'absence
du souverain. Ils ne peuvent vouloir. Dont les causes sont assurément dans un
mauvais état du corps, dans un empoisonnement ou peut-être une décompo-
sition de certains appareils nerveux. Là-dessus les médecins en savent plus
que moi ; mais cela ne les mène pas loin. Au contraire, si je considère le
régime du vouloir en chacun, d'après une expérience qui nous est familière à
tous, je puis comprendre une partie de la folie, celle qui nous ressemble ; et
j'aperçois même des moyens de la soigner. Dans tous ces états de débilité
mentale, certainement l'imagination va au-devant du mal ; comme on voit
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